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Alcools Vivant / Cognac, Whisky, Rhum, Gin

Safari Vivant

Un weekend de découverte proposé par un commercial d’une marque de spiritueux : généralement, on reçoit un mails ampoulé trois mois avant, avec force formules commerciales, graphic design aux petits oignons, on l’oublie, et une semaine avant on refuse poliment sans se poser la question. Mais David Mimoun, commercial des Cognacs Decroix et créateur de la marque Vivant (Gin, whisky, rhum), ne fait rien comme tout le monde. C’est sa force et c’est pour ça qu’on l’aime. Il passe en vélo devant la boutique, avec son Bombers sur lequel il a cousu des fleurs bigarrées : " venez on fait ça lundi-mardi exprès pour vous, on visitera un peu et on fera un bon repas, d’ailleurs faut que je passe vous acheter du vin ". Rendez-vous est donné : " 10h à la ferme de Jean François ". On a dû chercher nous-même l’adresse, mais on a bien fait de ne pas refuser.

9h55, des vignes non desherbées, fleuries, des fèves entre les rangs, superbes : ça doit être ici. La ferme est un décor d’office de tourisme, et le temps est magnifique. On avale vite un café, en compagnie de Jean-François Decroix, maître des lieux au charisme impressionnant. Il culpabilise un peu de recevoir alors qu’on n’a pas le droit : " c’est par rapport à tous ces gens qui ne peuvent pas sortir de chez eux, quelle tristesse " mais un instant après, au milieu des vignes, il cède bien vite à sa passion : transmettre son expérience de paysan retraité, ses observations, sa science empirique* du vivant. Car, au long de la véritable randonnée que l’on fait entre vignes, champs de chêne truffiers, haies de genèvriers, vergers et jachères organisées, on comprend très vite où David a puisé son inspiration pour nommer ses alcools : le Vivant. Nous allons progresser dans chacunes des connaissances que l’on avait récolté auprès des vignerons bios rencontrés au fil du temps. On connaissait, par exemple, les fèverolles qui fixent l’azote dans les sols, mais là Jean-François arrache un pied, nous montre les nodules sur les racines, " si on traite aux fongicides, on détruit l’oïdium, certes, mais aussi ces nodules bénéfiques ". Régulièrement sur le chemin il arrache quelques plantes, herbes, fleurs, pour nous montrer cette flore mycorhyzienne sur les racines. Et enchaîne, magistral, les yeux pétillants, près du chène vert : " et la truffe, sur les racines du chène, c’est la même chose !". Puis c’est au tour de David de nous expliquer comment il a utilisé la genièvre récoltée ici, dans ces fourrés, et les baies de Sichuan du poivrier qui trône à l’entrée de la ferme, pour commencer son gin bio, " sauvage ", local, Decroix. Les difficultés qu’il a, maintenant que la production augmente, pour trouver de la genièvre de bonne qualité, non exposée aux pesticides et récoltée dans des conditions sociales équitables, localement.

Une " fine à l’eau " (mi-cognac, mi-eau, improbable apéritif que JF et les associés de chez Vivant s’emploient à remettre au goût du jour), et un délicieux déjeuner champêtre plus tard, nous voilà justement partis voir les plantations de genèvriers à quelques kilomètres. Ce n’est pas très spectaculaire mais cela permet à David et à Stéphane Traumat, l’un des associés, de nous expliquer leur philosophie de sourcing : la volonté de créer une filière agricole biologique et locale, en extension, afin de chiper des surfaces agricoles au conventionnel et faire mieux vivre les acteurs bio locaux, paysans et transformateurs, en espérant que ce circuit vertueux entraîne plus de conversion et toujours plus de terres en AB. À aucun moment on ne parle de qualité organoleptique des vins à distiller, ni de qualité aromatique des plantes pour le gin ou le whisky, et c’est très reposant pour nous, habitués aux vignerons en biodynamie qui récitent des " expressions aromatiques du terroir " comme un mantra. Le moteur ici est politique, militant, écologiste expansionniste : redonner vie à des terres qui l’avaient perdue. Le plus possible.

Et ce n’est pas Pierre Bousseau, éleveur, agriculteur, brasseur, qui le contredira. Ce paysan bio fournit l’orge qui deviendra les whiskys Silène et Ange, ou la bière La Nouge, à Salles-Lavalette (16). Il nous accueille avec la farouche timidité du guérillero : " mon objectif, c’est changer le monde ". Rien que ça. Tout au long d’une visite crispée mais intensément instructive, dans les champs ou le parc à vache, le quadragénaire, revenu de tout, paysan contre l’avis de sa famille, gravement accidenté il y a quelques années (il ne nous en dit pas plus mais la Charente Libre nous apprend qu’il a été grand brûlé il y a trois ans), ne cesse de justifier tous ses choix par des volontés politiques tranchées et l’absence totale de concessions. Le champ de houblon ? c’est trop de travail et d’investissement, mais il ne veut pas dépendre de gros houblonniers belges, ni cautionner la politique des brevets américains. Les bêtes ? Elles sont indispensables à l’équilibre d’une exploitation, c’est un nonsens écologique de cultiver des céréales sans élever de vaches. Nous nous sentons un peu comme des journalistes politiques parisiens tombés au milieu de la ZAD, mais quel plaisir de rencontrer un homme si clair et engagé, qui se détendra bien tard à table à l’aide de quelques flacons de vin nature qu’il ne connaît pas et apprécie guère. Pierre est un Jules Vallès de la campagne charentaise, la rencontre avec lui restera comme un de ces instants qui comptent. Une belle pierre, un parpaing, qui sert à édifier le discours des alcools Vivant.

Pas de visite en Charente sans faire un tour par les chais. La plupart ne visitent que ça, d’ailleurs. Il faut dire que tout le cognac se fait là. Nous avons visité une distillerie, des vignes, mais nous avons bien compris que pour la grande majorité de la production cognaçaise, la cuisine se faisait dans les chais. Le vin est fait sans âme à partir de vignes qui pissent jusqu’à 100 HL par hectare, la distillation est pensée au rendement, dans des installations gigantesques (pour cette seule " petite " distillerie, 8 immenses alambics produisent en permanence pendant les 6 mois autorisés), l’eau-de-vie est mélangée à une infusion de bois (le boisé) et du caramel pour la couleur malgré un élevage en fût long et sérieux. Ça, c’est pour les grandes marques et les producteurs classiques. Chez Decroix, on distille avec un cahier des charges spécial, que le technicien de la distillerie n’applique qu’une fois l’an, pour eux : une chauffe lente et douce, elle prend le double de temps et on perd en rendement mais on obtient une eau-de-vie qui vieillira mieux, sans intrants. Jean François nous fait goûter les eaux-de-vies millésimées, à différentes étapes du process. Tout est pur, assez réduit : il utilise un procédé de réduction inversée qui consiste à fortifier l’alcool avec le temps, ainsi on goûte des millésimes dans des fûts marqués à 35° et qui seront embouteillés à 40°, et d’autres à 60°. Le chai est trop petit, les fûts touchent presque le plafond noir des champignons qui se délectent de la part des anges. Il faut que les ventes remontent, dit-il avec un regard appuyé. Nous reconnaissons que le Cognac artisanal bio n’est pas l’alcool le plus trendy et facile à vendre, mais avons compris le message.

On part au Nord de Cognac pour le clou du spectacle : les chais Vivant. Un bâtiment à peine enterré, avec une enseigne qui semble desaffectée comme on en a croisé des dizaines sur la route, les Caves Bidule**. Cela nous change de l’étroit chai Decroix, ou de l’immense chai de la distillerie où se cotoyaient de magnifiques foudres absolument immenses et jolis petits fûts neufs dans une dizaine de halls. Ici on traverse dans la pénombre un paquebot de vieux fûts noircis, siglés d’une belle marque de rhum que l’on devine sérieuse. La deuxième partie du chai est labellisée " bio ", et c’est là que vieillissent les whisky Silène et Ange, et le rhum Gino. Anne-Sophie Lembert, technicienne et blendmaster de Vivant, nous remplit les verres à la pipette, et le voyage commence. Les alcools Vivant sont distillés dans diverses distilleries mais toujours sur des alambics Stupfler, l’excellence française, en cuivre et à repasse, le top du top, conçus et fabriqués à… Bègles (ça nous gonfle de fierté). Il est clair que cet alambic donne un velouté et une pureté de fruit extraordinaire, cela, nous le savions déjà pour avoir dégusté puis vendu les eaux-de-vie de la Distillerie du Petit Grain (Minervois) et du Golfe (Morbihan, Gin H2B et vodka EOR).

David prend alors la parole, et sur le ton de la confidence, la joue transparence totale. Les erreurs des débuts, les difficultés d’approvisionnement sérieux et équitable sur le sucre non-raffiné à distiller, les points à améliorer encore, les différences de qualité et de résultat, la lutte quotidienne pour fournir un produit sincère, vertueux économiquement pour toute la filière mais abordable et démocratique, les -quelques- concessions qui lui coûtent, la nécessité d’aller chercher un associé plus fortuné en la personne de Patrick Pech pour un passage d’échelle toujours destiné à étendre la filière bio locale. C’est peu dire que cette franchise nous a touché et sublimé les produits. Une version 2021 du savoir-faire en quelque sorte : produire éthique et responsable, sincèrement et en comprenant son impact, en progressant techniquement avec l’expérience mais sans oublier l’intérêt originel, considérer l’argent comme un carburant et s’en désinteresser comme but. Pour Pierre, pour les autres, les futurs. Et aussi un peu pour agacer Hennessy et les puissants. Pour cela on lui souhaite bien du succès.

Mission réussie. Nous repartons convaincus de l’intérêt de vendre ce type de produits plutôt que d’autres. Nous rentrons, plus que jamais, Vivants. Malgré la fine à l’eau.

Rafaël Bord, envoyé spécial pour la Cave d’Antoine

*les détracteurs de la biodynamie devraient se délecter de cet oxymore
** impossible de vous livrer l’adresse de cette caverne d’Ali Baba

Pujol Antoine